Y. Roche et J. Lévesque
Une défaite dans la néo-guerre froide sportive? Non, mais c’est peut-être M. Kissinger qui a gagné
Par Jean Lévesque

Depuis les jeux de Beijing en 2008, on peut sans conteste avancer que le scandale du dopage en Russie a été l’événement principal de la «politique du sport international» même si les analystes ont eu beaucoup à se mettre sous la dent avec les jeux de Sotchi, ou la réconciliation coréenne de Pyeonchang. Le problème du dopage en Europe de l’Est et particulièrement dans l’ex-URSS a des racines assez profondes. On n’a qu’à se rappeler le surnom des jeux olympiques de Moscou en 1980 : «les jeux des chimistes»… À la chute du mur, l’attention s’est tournée presque toute entière sur l’ex-RDA où l’étendue du dopage d’État avait atteint des proportions totalitaires et s’était établi en modèle, beaucoup plus d’ailleurs que dans l’ex-URSS.
Pour une foule de raisons qu’Il serait un peu fastidieux d’énumérer ici, le radar anti-dopage s’est un peu éloigné de Russie dans la décennie suivant la chute du communisme. Entre autres, la montée irrésistible de la Chine a été un de ces facteurs, mais pas le seul. Quoiqu’il en soit, ce n’est pas l’arrivée de Vladimir Poutine à la tête de la Russie post-communiste qui a ravivé les soupçons, mais plutôt sa politique de réaffirmation de la puissance de la Russie sur le plan international à partir des années 2008 qui a réveillé l’attention des observateurs. Ceci coïncide avec la suspension de 7 athlètes russes aux jeux de Beijing pour avoir manipulé des échantillons d’urine. Par la suite, les soupçons n’ont fait que croître. En décembre 2014, la chaîne allemande ARD diffusait le documentaire de Hajo Seppelt qui levait le voile sur un système de dopage d’État. L’Agence mondiale anti-dopage (AMAD ou WADA en anglais) mandatait par la suite le Canadien Dick Pound qui rendra public son rapport en novembre 2015. Puis ce furent les révélations de l’ancien directeur de l’Agence russe anti-dopage Grigory Radtchenkov, la suspension au complet de la Fédération Russe d’athlétisme à la veille des jeux de Rio, le rapport McLaren (un autre Canadien) en deux parties, en juillet et décembre 2016 et finalement, on s’en souviendra, le bannissement du COR (Comité olympique russe) des jeux d’hiver de Pyeongchang où les Athlètes olympiques de Russie ont eu l’occasion de se produire, mais sans hymne et sans drapeau. Pour l’orgueil national russe, ça faisait plusieurs gifles de suite, en plus des 41 médailles qui ont été retirées à des athlètes russes depuis 2008.
Or, Vladimir Poutine s’en est étrangement très bien tiré. Ses jeux de Sotchi se sont déroulés au quart de tour (ou presque) et même si plusieurs de ses champions ont perdu leurs médailles pour cause de dopage par la suite, l’impact immédiat (qui compte plus à mes yeux pour ce genre d’événement que l’impact à long terme) a été retentissant. Il a pu avec succès organiser les jeux les plus chers de l’histoire et les dominer. La Coupe du Monde de football de l’été 2018 s’est déroulée aux delà des attentes de plusieurs observateurs, moi le premier, et l’équipe russe s’est même payé le luxe de sortir l’Espagne du tournoi en tirs de barrage et de perdre en quarts de finale de façon très honorable face à la Croatie, une des finalistes de la Coupe. Même si la Coupe du Monde a peu à voir avec les déboires du dopage, il s’agit sans conteste d’un autre méga-événement planétaire qui agit pour le président Poutine et autres réalistes de sa trempe d’un complément important, dispendieux certes, mais combien efficace, à sa diplomatie toute empreinte de rapports de force.
En plus, durant toute cette saga, le président russe a eu le beau jeu de crier aux doubles standards, à la russophobie et à l’injustice pour ses athlètes. Pire encore, cela concourut à nourrir le cynisme de plusieurs critiques du CIO et de l’AMAD, pour qui tout le monde se dope alors pourquoi s’en prendre uniquement (ou presque) à la Russie. La nouvelle Guerre froide sportive renforçait étrangement la position de la Russie. Et c’est dans ce contexte qu’il faut voir la décision de l’AMAD du 20 septembre de réintégrer l’Agence russe antidopage dans un vote unanime sur promesse, contenue dans une lettre du ministre russe des sports, de céder aux deux dernières demandes que la Russie refusait, soit de permettre l’accès aux installations anti-dopage russes à Moscou et d’accepter les conclusions du rapport McLaren que le Kremlin et les médias russes dans leur ensemble ont quasiment élevé au rang de complot international anti-russe. Qu’une douzaine d’agences nationales de l’AMAD crie à la reddition face à la Russie ne changera rien à la conclusion qui me hante depuis 2015 : la Russie est trop importante pour qu’on l’exclue des grandes compétitions internationales indéfiniment. Les Chinois peuvent dormir tranquilles.
Pour les amateurs de théorie des relations internationales, toute cette histoire peut probablement évoquer les positions de deux grands courants de pensée qui se voient affubler d’une pertinence inattendue.
D’un côté la Fédération internationale d’athlétisme, Dick Pound, Richard McLaren et tous ceux qui croient (ou croyaient, ce qui allonge de beaucoup la liste) que le système de dopage d’État en Russie doit être puni de peur de voir le cancer du dopage se répandre et devenir la norme. Ce sont en quelque sorte des internationalistes libéraux qui souhaitent voir des normes internationales s’appliquer universellement et ne rechignent pas à punir les contrevenants, quitte à amoindrir le niveau de compétition et la qualité du spectacle. Les traditionalistes un peu nostalgiques de Coubertin et de son rêve peuvent aussi entrer dans cette catégorie.
D’un autre, il y a la CIO, la FIFA, et maintenant la direction de l’AMAD qui deviennent un peu les réalistes de notre époque. La Russie est un trop gros joueur, en termes sportifs mais aussi en termes d’investissements et de pouvoir financier, pour qu’on la laisse de côté indéfiniment. Et la Russie jouit d’un rapport de force favorable. C’est un peu comme Kissinger qui faisait au début des années 1970 une ouverture à la Chine pour isoler l’URSS et trouver une porte de sortie à la Guerre du Vietnam. Si l’inspiration vient si facilement, c’est que notre époque est aussi un terrain fertile pour la pensée néo-réaliste. Avec le retrait progressif des États-Unis de leur position hégémonique et le spectre de la multipolarité, la recherche de normes communes devient très hasardeuse, surtout très lente à négocier, et mieux vaut s’en remettre pour le moment aux rapports de force.
Et c’est ainsi que le sport international n’est pas un simple reflet de la politique mondiale, mais en est, en fait, une partie intégrante.